Le courage devrait suffire

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Ce scénario n’a rien de fictif. Bon an, mal an, sous-financement oblige, cela se produit des milliers de fois au Québec. Les chiffres de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes font frémir. Chaque année, entre 6000 et 10 000 demandes d’hébergement sont refusées, faute de places. Avec des conséquences parfois tragiques.

D’une certaine façon, on peut dire que Fatima Lamghari a eu de la chance, même si c’est terrible d’avoir à s’en remettre à la chance en pareilles circonstances.

La jeune mère de 31 ans que je rencontre dans le salon de la maison d’hébergement La Dauphinelle, à quelques jours de l’évènement Soupe pour elles, n’a pas eu à se buter à une porte close la nuit où, le visage tuméfié, elle a appelé à l’aide. « Je suis arrivée ici dans des mauvaises circonstances. Et en même temps, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. »

C’était il y a près de trois ans. Fatima avait décidé de donner une deuxième chance à son ex-conjoint, contre qui elle avait déjà porté plainte. Il avait été arrêté et condamné pour voies de fait et menaces. Il y avait eu ensuite des violations de conditions. Ça augurait mal, on l’avait prévenue. Mais endurer le pire lui faisait moins peur que de rompre et de se retrouver seule devant l’inconnu. « Je me disais : on ne sait jamais, il va changer. J’ai une fille. Je suis immigrante. Je suis nouvellement ici… »

Jusqu’à cette nuit de violence où elle a pensé mourir. De peine et de misère, elle a composé le 911. Elle n’arrivait pas à parler. Mais la police a pu localiser l’appel et se présenter à son domicile. Fatima avait des contusions au visage. Elle sentait sa peau qui chauffait. Il y avait du sang partout. Des mèches de cheveux collées sur le cadrage de la porte de la chambre.

Son ex-conjoint a été arrêté. Sa fille, témoin de la scène, était en état de choc.

« Au début, j’ai refusé de partir de la maison. J’ai refusé de porter plainte aussi. J’avais peur. Je ne savais pas où aller. La policière a mis sa lampe de poche vers mon visage et m’a dit : « Vous avez vu votre visage ? » »

La policière est restée un long moment avec elle. « Vous devez changer d’avis. Ce n’est pas sécuritaire. Je ne veux pas vous laisser ici. »

Fatima a refusé encore. Lorsque la policière a quitté son immeuble, la jeune mère s’est ravisée et l’a rattrapée. « J’ai eu peur. Je suis sortie pour lui dire que je voulais partir, que je ne voulais plus rester dans ma maison. »

À l’aube, les policiers l’ont conduite avec sa fille à La Dauphinelle. Elle a ensuite déposé une plainte contre son ex-conjoint. « Ce sont les policiers qui ont appelé pour moi à la maison d’hébergement. Mais je ne peux pas imaginer si j’avais appelé moi-même et qu’on m’avait dit : « Il n’y a pas de place. On ne peut pas t’accueillir. » Où aurais-je pu aller ? C’est déjà difficile pour une femme qui appelle à l’aide. Et si, en plus, on lui dit non… Ça ne laisse pas beaucoup de chances aux femmes pour qu’elles rompent ce cycle de violence. »

Forte de l’accompagnement reçu à La Dauphinelle, Fatima est aujourd’hui rayonnante. Après deux mois en hébergement d’urgence et six mois en hébergement temporaire, soutenue par une équipe d’intervenantes solides, elle a retrouvé sa confiance et reconstruit sa vie. Elle ne veut plus se cacher. « Je ne suis pas une victime. J’étais une victime. Au début, je ne m’imaginais même pas être là à en parler. Je ne m’imaginais pas que je pouvais être aux études et vivre dans mon propre appartement. »

***

D’une certaine façon, on peut dire que Fatima a eu de la chance, disais-je. Même si c’est terrible d’avoir à s’en remettre à la chance dans un tel cas. Il me semble que le courage devrait suffire. Le droit à une vie sans violence, aussi. Et pourtant…

Tous les jours, à La Dauphinelle, on doit dire non à une dizaine de demandes d’aide. La directrice de la maison, Sabrina Lemeltier, en est révulsée. « On ne devrait pas avoir à magasiner une maison d’hébergement ! C’est une des raisons qui va pousser des femmes à rester dans des situations de violence. »

En 2012, partant de ce constat alarmant, La Dauphinelle, qui accueille une majorité de femmes immigrées n’ayant nulle part où aller, a doublé sa capacité d’hébergement d’urgence. On a aussi aménagé l’espace pour pouvoir accueillir de plus grandes familles. Même si l’organisme a doublé sa capacité d’accueil, le financement public n’a pas suivi. « On nous a dit que c’était notre choix d’augmenter le nombre de places… Par contre, quand une femme va mourir ou qu’un enfant va être assassiné, on va dire : « Ô mon Dieu, comment ça ? » »

Dans un monde idéal, la directrice de La Dauphinelle aimerait bien consacrer ses efforts à la mission première de son organisme en faisant de la prévention et de la formation pour mieux venir en aide aux femmes victimes de violence conjugale. Mais le fait est qu’elle doit consacrer beaucoup d’efforts à pallier son sous-financement, en se tournant vers la philanthropie, qui compte pour 30 % de son financement.

« La philanthropie, ça devrait être la cerise sur le gâteau. Mais actuellement, on a besoin de la philanthropie pour donner nos services de base. Pour tenir des lits et nourrir le monde. C’est ça, le problème. »

Au cabinet de la ministre de la Santé et des Services sociaux, on reconnaît que le problème de sous-financement est criant. La ministre Danielle McCann a prévu rencontrer la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes pour en discuter. « Un financement à la mission plus stable de ces organismes, cela fait partie de nos engagements », me dit Alexandre Lahaie, attaché de presse de la ministre, sans pouvoir préciser à quel moment cette promesse se concrétisera.

En attendant, même si la philanthropie n’est pas la solution, Sabrina Lemeltier ne peut que saluer le mouvement Soupe pour elles, lancé par la présidente d’Énergir Sophie Brochu, qui, pour sa troisième édition, permettra d’amasser des fonds pour 11 organismes qui viennent en aide aux femmes en difficulté (dont La Dauphinelle). Au-delà des fonds recueillis, ce que Soupe pour elles fait, c’est braquer les projecteurs sur le travail de l’ombre et les besoins criants des organismes qui viennent en aide aux femmes en difficulté, souligne-t-elle. « Il y a là une grande générosité de la part de Sophie Brochu, à la fois en tant que femme dirigeante et pour l’organisation qu’est Énergir. Et pour les organismes, c’est vraiment un cadeau. On est toujours tout seuls. Pouvoir rencontrer les gens et sentir qu’il y a une solidarité autour de la cause de ces femmes, mise à l’avant-plan… Moi, je sors de là sur un high ! »

Dans cette soupe, on ne crachera pas.

Le mercredi 27 février à 12 h à l’Esplanade de la Place des Arts, Soupe pour elles invite les gens à partager une soupe en solidarité avec des femmes en difficulté.

Besoin d’aide ?

SOS violence conjugale | 1 800 363-9010 | 24 heures sur 24/7 jours sur 7

Chronique de Rima Elkouri dans La Presse