Maison d’hébergement pour femmes – violence conjugale extrême

La semaine dernière, Eugène Morin a été accusé du meurtre non prémédité de sa conjointe, Kim Racine. Un nouveau drame, un autre cas de femme assassinée qui s’ajoute aux Daphné Huard-Boudreault et Cheryl Bau-Tremblay, dont la mort a braqué les projecteurs sur la violence conjugale post-séparation. Depuis 15 ans, des maisons pour femmes violentées s’emploient à rescaper des femmes, qui courent d’immenses risques en fuyant leur conjoint violent. Incursion dans l’univers terrifiant de la violence conjugale extrême.

PARTIR

L’INSATIABLE SOIF DE  CONTRÔLE

Ioulia pensait bien s’être sortie de sa prison.

Assise dans la voiture d’un chauffeur trouvé sur un site de covoiturage, elle est en route pour une maison de deuxième étape de Montréal. Sa fille adolescente est à l’arrière. Toutes deux, elles fuient la petite ville de région où elles vivaient avec Patrick, le mari québécois de Ioulia, qu’elle a épousé il y a un peu plus d’un an.

Soudain, le cellulaire de Ioulia sonne. C’est la police. On lui apprend que Patrick a porté plainte contre elle pour voies de fait. Plusieurs voitures de police arrivent rapidement dans le champ de vision du conducteur, qui doit se ranger à droite. Devant sa fille, blême de peur, Ioulia est menottée et emmenée au poste.

Patrick a trouvé le moyen de la ramener.

Pendant six mois, Ioulia a été le jouet de Patrick. Originaire de Roumanie, elle a fait la connaissance du Québécois sur un site de rencontre. Il est allé la voir plusieurs fois en Roumanie, il a rencontré sa famille. Un homme charmant.

Ioulia a une vie enviable en Roumanie. Elle occupe un poste dans une grande entreprise. Sa fille, sportive depuis toujours, a été recrutée par une équipe d’élite. Mais elle cherche l’amour depuis longtemps. Et elle est persuadée de l’avoir trouvé au Québec.

En 2016, elle fait donc le grand saut et épouse Patrick. Quelques mois plus tard, les documents sont remplis, elle est officiellement parrainée par son mari. Elle quitte définitivement son pays, laissant tout derrière elle, sauf sa fille, qui choisit de l’accompagner.

Et c’est probablement ce qui lui sauvera la vie.

Dès son arrivée, Patrick n’est plus l’homme qu’elle a connu en Roumanie. « Il a commencé à me dire que je n’étais rien sans lui, que je ne pouvais pas sortir de la maison, que je devais me mettre à travailler au plus vite, que je devais laisser ma fille s’organiser seule, que je lui donnais trop d’attention. » Elle désire suivre des cours de français. Inutile, décrète Patrick. « J’ai commencé à travailler 10 jours après mon arrivée. »

Au quotidien, Patrick l’ignore. Il ne lui adresse la parole que pour la dénigrer et la menacer. En plein hiver, il lui ordonne de baisser le chauffage au maximum dans la chambre où elle dort et lui interdit de se couvrir. « C’est mon appartement, je peux faire ce que je veux chez moi », lui dit-il lorsqu’elle lui demande pourquoi il la traite ainsi.

LA FUITE

Plus les semaines passent, plus Patrick devient agressif. Il fait mine de la frapper à plusieurs reprises. Il piétine leurs photos communes, déchire leur certificat de mariage. Un jour, il débranche le routeur qui les relie à l’internet et le place sous clé dans une armoire.

« Il nous a dit qu’internet, c’était fini. Je ne pouvais plus communiquer avec ma famille, mes amis. Nous étions complètement isolées. »

— Ioulia

Jamais Ioulia n’a parlé de ses problèmes à ses proches en Roumanie. Elle avait bien trop honte. Pas question pour elle non plus de revenir piteusement à son ancienne vie après un tel échec conjugal. Mais ce jour-là, c’est sa fille qui lui ouvre les yeux. « Maman, il joue avec notre vie comme s’il en était propriétaire. »

Il reste encore à Ioulia un peu de données sur son cellulaire. Elle tape quelques mots dans la barre de recherche de Google et trouve le numéro d’une maison d’hébergement pour femmes violentées de la ville voisine. Dans un français hésitant, elle explique sa situation. L’intervenante comprend immédiatement la gravité de l’affaire. Le lendemain matin, plutôt que d’aller travailler, Ioulia monte à bord d’un taxi avec sa valise, en tenant la main de sa fille, et débarque en maison d’hébergement.

À partir de ce moment, Patrick commence à la traquer. Il l’appelle, la texte, la noie sous les courriels. Il se présente à son travail. « Il me disait qu’il était responsable de moi. Il était gentil, attentionné, exactement comme avant le mariage. » Mais Ioulia tient bon.

Un soir, un livreur se présente au refuge : il a une boîte de poulet pour Ioulia. Mais cette dernière n’a rien commandé. « Cet homme, c’était un ami de mon mari. Il avait menti pour entrer dans la maison. Patrick voulait être sûr que j’étais là-bas. Ce jour-là, j’ai réalisé que ma sécurité était compromise. » Les intervenantes lui conseillent de déménager à Montréal, dans une maison de deuxième étape, destinée aux cas les plus graves de violence conjugale.

Le jour de son départ pour Montréal, Patrick s’est rendu au poste de la Sûreté du Québec. Il a porté plainte pour voies de fait. Des semaines plus tard, les accusations sont tombées, faute de la moindre preuve.

« Le juge a dit que c’était de la manipulation pour briser ma vie, raconte-t-elle. J’ai été menottée, fouillée, j’ai passé des heures en cellule. Chaque mot de ce qu’il avait dit à la police était faux. »

LES CAS LES PLUS LOURDS

À Montréal, Ioulia aboutit à la Maison Flora Tristan, dans le Sud-Ouest, qui reçoit principalement une clientèle de femmes issues de l’immigration. La maison a deux volets : la première étape, le « refuge » tel qu’on le connaît pour les femmes victimes de violence conjugale, où l’hébergement dure quelques mois, et une autre partie, la deuxième étape, à laquelle ont recours moins de 10 % des femmes violentées. Celles dont les cas sont les plus lourds, souvent parce que leur sécurité est compromise. Lorsque, malgré la rupture, monsieur continue de les chercher, de les menacer, de les atteindre par tous les moyens. Y compris, quand il y en a, par l’entremise des enfants.

Les femmes peuvent être hébergées jusqu’à un an dans les neuf logements de deuxième étape. C’est dans l’un de ces appartements que vit Ioulia. Ces quelques pièces meublées d’un divan de cuir, d’une table et de deux lits jumeaux sont tout son univers. La vie n’est pas nécessairement simple pour les femmes et leurs enfants en maison d’hébergement : pour des raisons de sécurité, ils n’ont pas le droit de révéler à quiconque où ils vivent. Pas question d’emmener un copain ou une amie sur place.

RÛLÉES, FRAPPÉES, TORTURÉES

Les intervenantes qui travaillent à Flora Tristan en ont vu de toutes les couleurs. Sandrine Iceta et les autres intervenantes ont rescapé des femmes séquestrées dans des logements miteux de Montréal ou des chalets perdus dans la forêt. D’autres frappées, brûlées ou agressées sexuellement au quotidien. Des femmes qui se faisaient hurler dessus constamment. « Forcément, la vision qu’on a du monde a changé, résume Sandrine Iceta, intervenante à la Maison Flora Tristan. On voit que les êtres humains peuvent aller très loin dans l’abus de pouvoir, et même la torture. »

« Nous avons reçu une femme que son mari attachait sur le lit. Quand ça arrivait, elle savait qu’elle allait se faire torturer. Pendant que ça se passait, elle imaginait qu’elle était sur une plage. Et le lendemain matin, elle se levait et allait travailler. »

— Natalia Tchetchenkova, qui travaille à Flora Tristan depuis 18 ans

Parfois, comme dans l’histoire de Ioulia, aucun coup n’est donné. Mais la violence n’en est pas moins réelle.

« Pas besoin d’avoir un œil au beurre noir pour être une victime de violence conjugale. Certains conjoints ne frappent pas et ne crient même pas. Mais ils font sentir à leur femme qu’elles ne sont rien. La violence psychologique peut durer des années et quand elles arrivent ici, c’est écrit sur leur visage qu’elles souffrent depuis longtemps », explique Mme Tchetchenkova.

Les conjoints utilisent tous les moyens à leur disposition pour trouver leur femme et la convaincre de revenir. Adelina est en deuxième étape à Flora Tristan depuis six mois. C’est son deuxième séjour en maison d’hébergement. Pensant être en sécurité, la femme d’origine mexicaine avait quitté le premier refuge pour un appartement, avec son bébé. Elle n’avait pas encore fini d’emménager que son mari lui téléphonait. « Il m’a dit qu’il savait où j’habitais. Qu’il était venu chez moi. Il m’a décrit avec précision la chambre du bébé, raconte Adelina. Les intervenantes m’ont dit de partir immédiatement. Mais je ne voulais pas retourner en refuge ! Les intervenantes m’ont dit : “Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ton enfant.” »

Car il arrive encore trop souvent que ces histoires d’horreur se terminent en bain de sang. Sandrine Iceta se souvient du cas d’une femme poignardée par son conjoint. « Quand les policiers sont arrivés dans l’appartement, le père avait le bébé dans les bras. Il ne pleurait pas, il ne criait pas. Mais il a eu un réflexe de survie : tendre les bras vers la policière. C’est en le prenant qu’elle a constaté que le père lui avait donné deux coups de couteau dans le dos. »

NOTE DE LA RÉDACTION

Par souci de sécurité pour les femmes, tous les noms, les lieux, et certains détails ont été modifiés dans les récits.

LA DEUXIÈME ÉTAPE

Il y a 19 maisons de deuxième étape au Québec, réparties dans 12 régions. Elles offrent au total 121 logements et 25 chambres à leur clientèle. Bien qu’elles existent depuis une quinzaine d’années, elles ne reçoivent une subvention du gouvernement du Québec que depuis le dernier budget, en mars 2018. Le ministère de la Santé et des Services sociaux leur a alloué 27 000 $ par logement pour offrir des services psychosociaux.

UN PROBLÈME CRIANT

  • 159 000 personnes résidant au Québec ont déclaré avoir subi de la violence conjugale au cours des cinq dernières années, selon le recensement de 2015 de Statistique Canada.
  • 19 000 personnes ont subi des blessures résultant de violence conjugale, toujours en 2015.
  • 80 % des victimes sont des femmes.
  • 1 meurtre sur 6 au Québec survient dans un contexte de violence conjugale.

Source : ministère de la Sécurité publique du Québec

VOUS AVEZ BESOIN D’AIDE ?

Contactez SOS violence conjugale au 1 800 363-9010 ou visitez le site de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes pour connaître les ressources près de chez vous.

RETOURNER

L’ENFER, PRISE DEUX

Non, la violence conjugale ne cesse pas toujours avec la séparation : 41 % des victimes de violence conjugale sont des ex-conjointes. À l’organisme Côté cour, qui épaule chaque année 7000 victimes de violence conjugale à travers le processus judiciaire, on estime qu’une cliente sur trois est déjà séparée. Et les quatre mois qui suivent la rupture constituent la période la plus dangereuse pour les femmes, estime Claudine Simon, criminologue à l’organisme. Mais parfois, ces séparations ne sont que temporaires, puisque certaines des victimes choisissent de retourner vivre aux côtés de leur agresseur. Zoom sur un phénomène troublant.

COMBIEN DE FEMMES RETOURNENT VERS LEUR CONJOINT VIOLENT ?

Selon la Fédération des maisons d’hébergement du Québec, une femme hébergée sur six indique qu’elle retournera avec son conjoint violent à son départ du refuge. Le pourcentage réel de retour est probablement plus élevé, puisque 15 % des femmes hébergées se retrouvent, à leur départ, dans une situation d’hébergement temporaire parfois très instable, frôlant l’itinérance, observe Manon Monastesse, directrice générale de la fédération.

POURQUOI RETOURNENT-ELLES ?

Les ruptures sont souvent « évolutives » en violence conjugale, explique la criminologue Claudine Simon. « Elles sont en processus de détachement. Si elles retournent, ça ne veut pas dire qu’elles acceptent la violence. » Les femmes aiment leur conjoint et continuent de l’aimer. « Ce qu’elles n’aiment pas, c’est la violence », souligne Natalia Tchetchenkova, de la Maison Flora Tristan. « Monsieur appuie sur le bouton de la culpabilité. Et parfois, c’est tellement fort que les femmes retournent avec lui », explique Sandrine Iceta, qui travaille au même endroit.

Et lorsqu’elles viennent d’un petit milieu ou sont issues de l’immigration, les femmes subissent également la pression de leur communauté. « Le divorce, c’est la dernière chose que tu peux faire dans certaines communautés. Ces femmes ont le stress de ne jamais pouvoir se remarier », dit Kevina Masabo, intervenante à la Maison Flora Tristan. Dans certains cas, le divorce de la mère empêche même ses filles de trouver un mari. « Une femme m’a déjà dit : “Ma liberté va coûter très cher à mes enfants” », raconte Natalia Tchetchenkova.

LES ENFANTS SUIVENT-ILS LA MÈRE QUI RETOURNE CHEZ SON CONJOINT VIOLENT ?

La Direction de la protection de la jeunesse peut empêcher le retour des enfants dans un milieu violent, mais pas de la mère. Examinons le cas réel de Zaynab, qui a récemment fréquenté la Maison Flora Tristan. Arrivée il y a 15 ans du Pakistan, elle était littéralement prisonnière, avec ses trois enfants, d’un mari extrêmement violent. Après quelques mois en hébergement, elle a choisi de retourner chez elle. « Elle a craqué, résume Kevina Masabo. Elle ne se voyait pas vivre sans son conjoint. »

Le plus troublant, c’est que ce sont ses trois enfants, élevés dans la violence, qui l’ont convaincue de repartir. « Ils reproduisaient les comportements du père. Ses enfants frappaient la mère, la dénigraient », raconte Sarah Meziti, elle aussi intervenante à Flora Tristan. Les enfants ont été placés en famille d’accueil, mais sont autorisés à visiter leur famille la fin de semaine. Ils pourraient éventuellement retourner y vivre à plein temps. Une situation qui scandalise les intervenantes de Flora Tristan. « C’est pas vrai que la violence a arrêté, croit Sarah Meziti, surtout de la part de quelqu’un qui a été extrêmement dangereux pendant 15 ans. »

LES FEMMES VIOLENTÉES PORTENT-ELLES PLAINTE CONTRE LEUR CONJOINT ?

Selon les chiffres de la Fédération des maisons d’hébergement, 42 % des femmes hébergées refusent de porter plainte à la police. « Quand le gouvernement a judiciarisé la violence conjugale il y a 30 ans, on s’imaginait que les femmes allaient automatiquement dénoncer et quitter leur conjoint. On pensait que ça allait être la panacée. Or, les intervenants ont été totalement pris de court par l’ambivalence de ces femmes », explique Claudine Simon. C’est pourquoi on a créé Côté cour, un organisme où 12 intervenants, psychologues, sexologues, travailleurs sociaux et criminologues, interviennent dans les 24 heures qui suivent un premier appel au 911 pour violence conjugale. De cet appel initial à un éventuel procès, il peut parfois s’écouler un an. Les intervenants épaulent les victimes tout au long de ce processus et font des recommandations aux procureurs.

POURQUOI LES FEMMES ABANDONNENT-ELLES LE PROCESSUS JUDICIAIRE ?

« Quand une femme compose le 911, elle ne veut pas nécessairement se lancer dans un procès. Elle veut que ça arrête », explique Claudine Simon. Parfois, l’arrestation constitue un arrêt d’agir pour le conjoint, à qui on impose ensuite des conditions. Et dans certains cas… ça suffit. « La femme a porté plainte pour avoir la paix. Si, au bout d’un an, elle voit que les conditions sont respectées, elle peut décider de ne pas procéder. »

CETTE SITUATION EST-ELLE DÉCOURAGEANTE POUR LES INTERVENANTS QUI TRAVAILLENT AUPRÈS DES FEMMES VIOLENTÉES ?

« Si on mesurait le succès de nos interventions au nombre de procès ou de femmes qui quittent définitivement leur conjoint, on vivrait beaucoup d’impuissance », répond Claudine Simon. « Il faut parfois dealer avec un sentiment d’impuissance, convient Barbara Fritz, qui travaille à Flora Tristan. Les retours sont parfois difficiles à accepter, surtout quand il y a des enfants. Mais on est persuadées qu’en venant ici, les femmes ont appris des choses. Elles ont un plan B. » Sa collègue Soufia Araq acquiesce. « Ce n’est plus la même personne qui retourne. »

LE CYCLE DE LA VIOLENCE CONJUGALE

  • PHASE 1| CLIMAT DE TENSION
  • PHASE 2|  CRISE
  • PHASE 3|  JUSTIFICATION
  • PHASE 4|  LUNE DE MIEL

Source :  gouvernement du Québec

CHICANE DE COUPLE OU VIOLENCE CONJUGALE ?

C’est de la violence conjugale si :

1. il y a un rapport de domination entre les deux conjoints et un désir de contrôle de la part de l’agresseur.

2. il y a des comportements de violence, qu’elle soit psychologique, physique, sexuelle ou économique.

3. il y a une persistance dans le temps de ces comportements violents.

4. il y a des répercussions tangibles et souvent dévastatrices pour la victime.

Source : Côté cour

SE RECONSTRUIRE

REPARTIR À ZÉRO

« Si tu sors, je te tue. »

Satia vivait depuis plusieurs mois au Québec, et elle n’avait pas le droit de sortir de son minuscule appartement. Dès qu’il quittait le logement, son mari emportait avec lui toutes ses pièces d’identité. Et il appuyait un bouquin sur la porte d’entrée. Si le livre était tombé à son retour, Satia était sortie.

« Et alors, il me faisait de la misère. »

Dans le français chantant de Satia, cela veut dire que son mari la battait.

L’Indonésienne de 25 ans avait été mariée de force dans son pays d’origine, quatre ans auparavant, à cet homme qui la battait pour un oui ou pour un non. Par deux fois, il lui a cassé le nez. « La période du ramadan, c’était la pire. J’étais toute bleue. » Chez elle, en Indonésie, il y avait des barreaux aux fenêtres. Pas de téléphone. Pas d’internet. En 2017, le couple immigre au Québec et Satia est séquestrée dans son logement. « J’étais son esclave », résume-t-elle.

Elle convainc son mari de la laisser sortir pour faire le lavage, au sous-sol. Là, elle se lie d’amitié avec son voisin et sa concierge. Cette dernière lui conseille d’aller suivre des cours de francisation dans un organisme du quartier. Après des semaines de supplication, son mari finit par accepter.

Un jour, elle rentre à la maison et y trouve un homme avec son mari. Le visiteur récite des versets du Coran, l’asperge d’eau bénite et conseille à son mari de la battre. Mais, précise-t-il, pour la battre, il faut la ramener en Indonésie.

C’est quand elle a vu son mari acheter des billets d’avion que Satia a décidé de s’enfuir. « Si je retournais en Indonésie, j’étais morte. » Pendant que son mari est aux toilettes, elle prend ses papiers d’identité dans sa mallette. Le lendemain, elle tire la sonnette d’alarme à l’organisme qui lui donnait des cours de francisation.

On l’a tout de suite aiguillée vers la Maison Flora Tristan. Après quelques mois en première étape, on lui trouve une place en deuxième étape, car son mari ne cesse de débarquer aux cours de francisation. Même avec une ordonnance de cour qui lui interdit d’approcher Satia, l’homme persiste.

Mais Satia persiste elle aussi sur le long chemin de la reconstruction. Elle qui n’avait pas pu terminer l’équivalent de son secondaire en Indonésie est retournée à l’école. Elle veut étudier pour devenir préposée aux bénéficiaires.

Vive, rieuse et démonstrative, la jeune femme exhibe avec fierté le diplôme qui montre qu’elle a terminé le troisième niveau des cours de francisation. « Je paie mon loyer moi-même, maintenant. Et je me prépare pour la troisième étape : la sortie. »

DES DÉFIS IMMENSES

Le plus dur pour ces femmes, estime Sandrine Iceta, de la Maison Flora Tristan, est souvent d’apprendre à vivre seules, ou en tant que mère de famille monoparentale. « Plusieurs d’entre elles n’ont jamais vécu seules. Elles sont parties de la maison familiale pour aller habiter avec le conjoint. Et souvent, leur famille, c’était monsieur. Elles n’ont plus de réseau. »

Et quand il y a des enfants dans le décor, les contacts avec l’ex-conjoint violent sont souvent problématiques. « Monsieur va toujours essayer de savoir ce qu’elles font par le biais des enfants », explique Mme Iceta. « Il va dire aux enfants que leur mère est folle, que c’est elle qui a brisé la famille. Les enfants sont complètement instrumentalisés là-dedans », dit Chloé Deraîche, directrice de Flora Tristan. Certains conjoints vont jusqu’à placer des logiciels espions dans des tablettes ou des téléphones achetés aux enfants.

Et plus le processus légal de divorce progresse, plus les dangers augmentent pour la femme. « Le risque d’homicide augmente à partir du moment où monsieur perd espoir. Quand on reçoit le jugement de divorce, le risque est énorme. » Et parfois, monsieur obtient la garde partagée. « Une garde partagée dans un dossier de violence conjugale, c’est l’enfer, résume Mme Iceta. Jamais on ne va demander à une victime de violence de s’asseoir avec son agresseur… sauf s’ils ont des enfants. »

Les intervenantes de Flora Tristan se heurtent également à d’interminables dédales bureaucratiques puisque leur clientèle n’a souvent pas de statut clair sur le plan de l’immigration. « Certaines arrivent, on dirait que ça fait quelques mois qu’elles sont ici, et en réalité, ça fait 15 ans ! », dit Kevina Masabo. Ces femmes n’ont jamais pu sortir de chez elles, apprendre le français. Elles sont parfois devenues immigrantes illégales, elles n’ont pas de carte d’assurance maladie, elles doivent demander l’aide sociale, la DPJ est parfois dans le décor… Le casse-tête est gigantesque. Et prend beaucoup de temps. « Mais, dit Chloé Deraîche, certaines réussissent à se reconstruire complètement. »

RÉAGIR

LE TRISTE RECORD DE LA CÔTE-NORD

D’année en année, la région de la Côte-Nord figure au sommet des statistiques pour le nombre d’infractions commises dans un contexte de violence conjugale. Entrevue avec Suzie Levasseur, coordonnatrice de la maison de deuxième étape Anita-Lebel, située à Baie-Comeau, qui offre huit appartements à sa clientèle.

COMMENT EXPLIQUER CES TAUX SI ÉLEVÉS DE VIOLENCE CONJUGALE SUR LA CÔTE-NORD ?

Une recherche de l’Institut national de santé publique du Québec a été faite en 2010 pour déterminer pourquoi on était presque toujours en première position. Il y a plusieurs réponses à votre question. Les salaires sont assez élevés pour les hommes sur la Côte-Nord, alors, dès le départ, il y a souvent une inégalité économique entre conjoints, qui peut être un premier facteur de contrôle. Il y a aussi le phénomène des fly-in, fly-out, qui fait que les hommes partent plusieurs semaines, ce qui perturbe la dynamique familiale. Le conjoint rentre et est fatigué, il veut se reposer, les enfants l’énervent, ou alors il veut faire la fête. Il y a aussi historiquement un plus haut taux d’alcoolisme et de toxicomanie dans notre région. L’alcool ou la drogue ne causent évidemment pas la violence, mais ça lève les inhibitions. Enfin, on est souvent dans de petits villages isolés, c’est difficile pour les femmes de demander de l’aide. Comment tu fais pour te sortir de là, pour arrêter la violence ? C’est parfois plus facile pour elles de rester dans un milieu violent que de le quitter.

IL Y A UNE PRÉSENCE AUTOCHTONE IMPORTANTE SUR LA CÔTE-NORD ET LES CHIFFRES MONTRENT QUE LES TAUX DE VIOLENCE CONJUGALE SONT TROIS FOIS PLUS ÉLEVÉS CHEZ LES FEMMES AUTOCHTONES. EST-CE QUE ÇA POURRAIT EN PARTIE EXPLIQUER CES CHIFFRES ?

L’étude a vérifié cet aspect-là. Même en soustrayant les chiffres dans les réserves autochtones, on a quand même les chiffres les plus élevés au Québec. On est la région la plus touchée par la violence conjugale, point.

COMMENT FAIT-ON FACE À UN PHÉNOMÈNE COMME LA VIOLENCE CONJUGALE DANS UNE RÉGION COMME LA CÔTE-NORD ?

Notre réalité n’est pas facile. On est la seule maison de deuxième étape de toute la région. On a 1300 km à couvrir. Havre-Saint-Pierre, par exemple, est à cinq heures de Baie-Comeau. Aller à Fermont, c’est neuf heures de route dans le bois. Certains secteurs ne sont accessibles que par avion ! Comment on fait pour aller voir ces femmes-là, pour les déménager ? Les coûts sont énormes. Le résultat, c’est que les femmes partent souvent avec, en tout et pour tout, un petit sac à dos. Elles mettent leur vie au complet de côté. Parfois, elles ne peuvent même pas emmener leurs enfants parce que sans plainte à la police, sans accusations contre monsieur, ça pourrait être considéré comme du kidnapping. Ces enjeux viennent alourdir considérablement la démarche des femmes.

COMMENT LES FEMMES QUI HABITENT DANS DE PETITS VILLAGES OÙ TOUT LE MONDE SE CONNAÎT GÈRENT-ELLES UNE TELLE SITUATION ?

La plus grande difficulté, c’est d’accepter qu’elles soient des victimes. Souvent, elles ne veulent pas que ça se sache. Et quand elles dénoncent, certaines femmes écopent de la colère des gens parce qu’elles accusent quelqu’un qui est vu comme un « bon monsieur » dans la communauté, qui s’occupe bien de ses enfants. La pression de la communauté est un enjeu énorme. Dans certains cas, les femmes doivent refaire leur vie ailleurs. Et elles voient parfois très peu leurs enfants. C’est beaucoup demander à une femme. C’est pour ce genre de raisons que certaines décident de rester.

DANS UN TEL CONTEXTE, COMMENT ASSUREZ-VOUS LA SÉCURITÉ DE VOTRE CLIENTÈLE ?

Pour toutes sortes de raisons, il nous a été impossible d’avoir une adresse confidentielle. Cependant, ça n’a jamais posé problème. Les gens qui travaillent dans notre immeuble sont vigilants. On a un système de caméras, on a des collaborations avec d’autres organismes. Et il faut évidemment sensibiliser les femmes qui vivent ici aux enjeux de sécurité.

INFRACTIONS CONTRE LA PERSONNE COMMISES DANS UN CONTEXTE CONJUGAL EN 2015

TAUX PAR 100 000 HABITANTS

  • ENSEMBLE DU QUÉBEC : 268,8
  • MONTRÉAL : 274
  • ABITIBI : 409,3
  • CÔTE-NORD : 590,2

Source : ministère de la Sécurité publique du Québec

LE LEGS DE DAPHNÉ

À la suite de la mort tragique de Daphné Huard-Boudreault, où il y avait eu cafouillage policier, le ministère de la Sécurité publique du Québec a mis en place un comité qui révisera annuellement les circonstances de toutes les morts survenues en contexte conjugal. « On veut examiner ces décès afin de voir comment on pourrait mieux les prévenir et de voir s’il y a des lacunes systémiques », explique Me Julie-Kim Godin, du Bureau du coroner, qui fait partie du comité. On examinera tous les décès liés à la violence conjugale, donc ceux de conjointes, mais aussi ceux des enfants, d’un nouveau conjoint ou encore le suicide de conjoints violents ou de femmes qui ont un historique de violence conjugale.

Source : La Presse + Katia Gagnon