Un devoir de mémoire, mais aussi d’actions

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Il y a 30 ans aujourd’hui, un jeune homme armé faisait irruption à l’École polytechnique de Montréal, tuait 14 femmes et blessait 14 autres personnes. À travers ces femmes, le tueur visait le féminisme, sa cible ultime.

Aujourd’hui, c’est le moment de nous rappeler Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte et Barbara Klucznik Widajewicz, dont la vie s’est brutalement interrompue ce jour-là.

30 ans plus tard, nous devons une fois de plus nous souvenir d’elles et rappeler que les violences contre les femmes et les féministes sont des plus préoccupantes. L’antiféminisme se porte bien dans notre société où l’égalité entre les hommes et les femmes serait une valeur si fondamentale qu’il faudrait que les nouveaux arrivants y fassent explicitement allégeance, alors que ceux et celles qui sont déjà sur le territoire en seraient dispensés.

Si nous prenons la parole aujourd’hui, c’est malheureusement parce que des reculs politiques et sociaux nous inquiètent, à commencer par le manque de soutien dont devraient bénéficier les femmes et les féministes ciblées par des menaces de mort. Comme dans beaucoup d’autres cas de violences à l’encontre des femmes, leurs plaintes à la police sont trop souvent minimisées et reçues avec condescendance.

En effet, dans le cadre de nos enquêtes avec des féministes, nous constatons que les forces policières traitent trop souvent les menaces envoyées à des féministes comme de « l’incivilité » ou des « mauvaises blagues » plutôt que de faire sérieusement enquête. Ceci est d’autant plus étonnant lorsque l’agresseur se réclame du tueur de Polytechnique pour s’en prendre aux féministes. Que dire également du peu de sérieux accordé aux plaintes des féministes musulmanes qui osent dénoncer le sexisme et l’islamophobie…

Féminicides

Les féministes ne sont cependant pas les seules à faire les frais de ce manque de considération, voire de cette violence institutionnelle. Les femmes victimes de violence conjugale se heurtent souvent au scepticisme et à l’inaction lorsqu’elles dénoncent la violence de leur (ex-)conjoint auprès des autorités, y compris la magistrature. De plus, les services d’aide aux femmes victimes de violence sont aux prises avec un financement chroniquement insuffisant alors que ce sont vers eux que sont dirigées ces femmes.

Durant ces 30 ans, des femmes ont continué à être assassinées par leur (ex-)conjoint, sans que ces féminicides soient reconnus. Chaque fois, les médias et les politiques fustigent l’horreur, préférant trop souvent parler de « drame familial ». La nature systémique de ces féminicides étant niée, il n’y a rien d’étonnant au statu quo législatif et procédural.

Durant ces 30 ans, le féminicide des femmes autochtones assassinées ou disparues n’a pas été reconnu et ne semble pas troubler outre mesure les autorités politiques. Ces femmes n’ont toujours pas obtenu justice malgré les recommandations formulées par la Commission nationale sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues.

Durant ces 30 ans, nous avons peu progressé comme société. Même le registre des armes à feu, obtenu sous la pression des survivants, parents et alliés, a été supprimé par le gouvernement fédéral sous les conservateurs. Le registre québécois qui le remplace présente des lacunes importantes, dont l’absence de sanctions contre les contrevenants, tandis que les armes de type militaire sont toujours légales au Canada.

Ceci, sans compter qu’il aura fallu attendre dix ans pour que la Ville de Montréal consacre un site, la place du 6-Décembre-1989, à la mémoire de ces femmes et inaugure l’oeuvre d’art public Nef pour 14 reines, de Rose-Marie Goulet. La plaque originelle parlait d’une « tragédie » et de « victimes ». Ce n’est que récemment, 30 ans après les faits, que la Ville de Montréal, à notre insistance, en a rectifié la formulation en qualifiant l’acte d’« attentat antiféministe » et en spécifiant que les victimes étaient toutes des femmes.

Plutôt que de verser quelques larmes de circonstance, il serait temps que les autorités politiques et policières prennent au sérieux la question de la violence contre les femmes et ses multiples manifestations. Se souvenir et répéter de façon mécanique « plus jamais ça » ne suffit pas.

Les politiques publiques concernant la violence faite aux femmes doivent changer de cap pour faire en sorte que l’égalité entre les femmes et les hommes devienne enfin une réalité fondamentale de notre société. Les campagnes #AgressionNonDenoncée et #MeToo nous ont fait entrevoir non seulement l’ampleur du problème, mais aussi les difficultés des politiques publiques à prendre adéquatement en charge les femmes qui en sont victimes et à punir les coupables. Là encore, justice n’est toujours pas faite.

Source : Le Devoir

© Ryan Remiorz, La Presse canadienne